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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Mona Chollet - Réinventer l'amour - Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

L'essentiel des relations amoureuses hétérosexuelles tient en un paradoxe: "le fait que les hommes hétérosexuels expriment leur désir pour les femmes au sein d'une culture qui les encourage à mépriser et à haïr les femmes." C'est l'un des angles qu'a choisi l'auteure et essayiste Mona Chollet pour aborder la question de l'influence du patriarcat sur les relations hommes-femmes. Réinventer l'amour est un livre d'un féminisme que l'on pourrait qualifier de réaliste et factuel. L'auteure se revendique comme hétérosexuelle et ayant une préférence pour les relations longues et exclusives, loin des clichés qui associent féminisme et colère (ou hystérie, selon le registre sémantique masculin), haine des hommes, voire guerre contre eux, ou encore lesbianisme. Ce livre n'est pas un pamphlet, c'est un essai. Et un essai rudement bien écrit et argumenté qui plus est! Authentiquement destiné à un public aussi bien féminin que masculin. Un manifeste qui est une opportunité pour les hommes de prendre conscience de ce tissu d'inégalités que constitue l'un des socles de nos sociétés: le patriarcat.

Dans les grandes lignes, le patriarcat est, d'après la définition du Larousse, une "forme d'organisation sociale dans laquelle l'homme exerce le pouvoir dans le domaine politique, économique, religieux, ou détient le rôle dominant au sein de la famille, par rapport à la femme." Et tout au long de ses 250 pages, Réinventer l'amour nous montre à quel point cette domination est visible jusque dans les ramifications les plus fines de la société, insinué dans nos têtes depuis les âges les plus tendres, couche après couche, insidieusement, discrètement, de manière homéopathique - et donc implacable - qui fait que notre société se trouve fonctionner "beaucoup trop grâce au dévouement féminin" et qu'il "serait temps que le dévouement devienne une qualité mieux répartie." Y compris et en particulier au sein des couples hétérosexuels.

Ce qui saute immédiatement aux yeux dans cet essai, c'est que les nombreux extraits et citations utilisés pour étayer le propos proviennent d'ouvrages qui sont pour la quasi totalité le fait de femmes. Est-ce à dire que le patriarcat est une thématique qui figure dans l'angle mort du monde académique masculin ? Est-ce que ce simple constat vient accréditer le fait que le patriarcat n'est pas une réalité sociologique pour les hommes, démontrant par là même la réalité des conséquences de ce même patriarcat: une norme qu'il n'est pas nécessaire de questionner pour les hommes, et une injustice sociétale digne d'être déconstruite mais par les femmes qui sont les premières concernées ? Personnellement, je trouve cette disproportion des références très parlante. C'est comme une façon de dire par les actes que les hommes ont mieux à faire que de s'occuper de ces affaires de femmes. Et si ce n'est pas par mépris, c'est au minimum culturel et mécanique, inconscient de l'ordre de la pensée automatique.

La distribution des privilèges en fonction d'une caractéristique physique de naissance comme le sexe a quelque chose d'objectivement absurde. Au même titre qu'il est absurde d'envisager telle ethnie humaine supérieure ou inférieure à telle autre ethnie humaine. De mon point de vue, ce n'est ni plus ni moins qu'une forme d'apartheid: une société à deux vitesses, qui distribue les poids et les mesures d'une façon résolument arbitraire. Si cette caractéristique physique a pu avoir une certaine importance à un moment donné (et très lointain) de l'histoire humaine où la musculature statistiquement plus développée des hommes jouait un rôle primordial dans la survie du groupe, à l'heure actuelle, à une époque où les machines ont remplacé les muscles, où les secteurs secondaires et tertiaires ont pris le dessus, la force physique est un déterminant d'ordre largement inférieur en comparaison aux caractéristiques mentales dont hommes et femmes me semblent équipés de façon globalement équivalente. Dit autrement, le patriarcat est un archaïsme qui pourrit la qualité de vie de la moitié de l'espèce humaine sans réellement améliorer la qualité de vie de l'autre moitié.

Ainsi, Mona Chollet relève que la violence à l'égard des femmes fait l'objet d'une indulgence qui questionne, y compris des femmes elles-mêmes qui ont bien intégré le logiciel partriarcal, comme le montre le traitement de l'affaire Bertrand Cantat par la presse. Ou l'affaire Matzneff et la complaisance du monde littéraire à son égard qui commence à faire tache dans un monde qui évolue tout doucement. Ou à l'heure de la rédaction de cette chronique, la prise de conscience que ce que PPDA a qualifié de "séduction" toute sa carrière a tous les aspects extérieurs du viol. Ou l'affaire Weinstein. Ou l'affaire Polanski. Ou l'affaire Strauss-Kahn. Ou l'affaire Hulot. Business as usual. La culture du viol euphémisé par le patriarcat complaisant.

La culture, reflet de nos sociétés, n'échappe pas à son emprise: les stéréotypes masculins sont partout. Dans le monde du cinéma notamment. Mona Chollet cite - avec une certaine tendresse dans l'écriture - Harrison Ford qui s'est imposé comme un modèle de masculinité bourrue macho qui embrasse des femmes qui lui ont fait part de leur non-consentement, mais il est vrai aussi que le cliché du "non" féminin de façade qui cache un "oui" est montré en miroir et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Paye ton consentement! Il y a aussi la culture des westerns, les films de James Bond. Ou l'univers des clips de rap plus récemment. Dans nos cultures, la menace masculine, la prédation et l'inégalité sont porteuses d'un potentiel érotique. Parce que l'homme est une forteresse, c'est donc normal. Normal ? Au sens statistique du terme "norme", sans doute. Et l'imaginaire romantique est fondé sur l'infériorité des femmes. C'est comme ça. C'est intégré. L'idée est pour une femme de se faire petite pour être aimée, jusqu'à la caricature, jusqu'au fait d'adopter une petite voix de bébé pour titiller l'instinct protecteur de l'homme fort et ainsi ménager son ego. Et l'auteure de citer les photos officielles du couple Sarkozy/Bruni, et du prince Charles et Lady Diana. Une pure question de représentations, la norme encore et toujours.

L'amour à la mode féminine est sacrificiel, essentiellement unilatéral. Combien de femmes n'ont eu d'autre perspective que de figurer dans l'ombre de leur mari qui a recueilli la rançon de la gloire ? La mathématicienne Mileva Einstein, femme de, sans qui son Albert de mari n'aurait pas pu démarrer sa carrière. On parle même d'effet Matilda pour qualifier le fait que les femmes scientifiques ne bénéficient pas des effets de leurs découvertes comme les hommes. Bien sûr il y a eu des exceptions comme Marie Curie, nobélisée deux fois, et qui à la question "Qu’est-ce que cela fait d’épouser un génie ?" avait répondu: "Allez donc demander à mon mari." Ou Françoise Giroud qui a réussi à exister malgré Jean-Jacques Servan-Schreiber. Ou Ada Lovelace. Mais l'exception confirme douloureusement la règle. Le fait que "derrière chaque homme, il y a une femme" est une bien maigre consolation. Une reconnaissance teintée de cynisme. Une norme encore une fois.

S'appuyant sur la construction du livre "Passion Simple" d'Annie Arnault, Mona Chollet illustre le fait qu'en littérature, l'amour hétéronormé suit un parcours qui se répète et où, passé l'état de grâce initial de la relation, les rôles se répartissent selon les attentes du patriarcat. Et de citer le modèle des contes de fées où l'intégralité de l'histoire raconte un homme et une femme traverser les épreuves sur un pied d'égalité. Et cette phrase fatale "ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants" qui vient rompre la suspension et clore l'état de grâce pour que s'imprime la pesanteur du patriarcat. Le reste de l'histoire d'amour est un scénario tout écrit, connu d'avance, où les rôles de chacun et chacune sont gravés dans l'inconscient collectif.

Mona Chollet - Réinventer l'amour - Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles

Mona Chollet se revendique comme "une féministe sûre d'elle, qui n'a pas besoin des hommes" tout en assumant un besoin d'amour qu'elle refuse de censurer parce que le patriarcat est composé d'injonctions comme le sentimentalisme. Ce serait jeter le bébé avec l'eau du bain. Cette position nuancée est un exemple du caractère délicat qu'il y a à combattre un système inégalitaire tout en ne niant pas la nature de nos besoins profonds. Il n'est pas question de rejeter les hommes, seulement le patriarcat. Et cette nuance est de taille! C'est une véritable proposition: déconstruire pour reconstruire une société plus équilibrée. Faire table rase du passé, et revenir à l'essentiel pour réinventer l'amour sur des bases saines. Aucun renversement des rôles vindicatif n'est au programme, les pourfendeurs du féminisme peuvent ranger leurs arguments homme-de-paille (femme-de-paille en l'occurence). En revanche, un rééquilibrage des privilèges sera nécessaire pour la réinvention de l'amour, et bien au-delà de ça, pour établir un rapport sain entre hommes et femmes en général. Ce n'est pas chose aisée que de renoncer à des privilèges, mais c'est ainsi que fonctionnent les progrès sociaux. Comme en cette fameuse nuit d'août 1789 lorsque les privilèges féodaux furent abolis pour rapidement aboutir à la charte des droits de l'homme, il faudra bien que le masculin cède du terrain. Comme le disait Max Planck, "la science avance d'enterrement en enterrement" et sans doute qu'il en sera de même pour ce rééquilibrage des polarités qui dépend en grande partie de la disparition progressive des chantres du réactionnariat.

Réinventer l'amour, publié en septembre 2021, a eu un assez fort retentissement dans la presse et dans les milieux féministes. Récompensé par le prix européen de l'essai 2022, un prix qui offre "une critique fécondes des sociétés actuelles, de leurs pratiques et de leurs idéologies", cet ouvrage majeur est une invitation à changer collectivement la norme, l'une des "pilules rouges de la lucidité" qu'il nous ferait un bien fou de prendre à chaque rencontre parce que l'amour hétérosexuel a tout le potentiel pour être une aventure magnifique aussi bien pour l'homme que pour la femme. J'ai adoré!

Mona Chollet - Réinventer l'amour - Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles
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M
C'est très alléchant, merci. Je vais le lire, et je te conseille vraiment d'éouter le podcast féministe, sociétal et littéraire "un podcast a soi". Un manifeste des interviews menées dans la confiance, de ceux qui mènent aux vérités cachées. Pour la venue de Mona par chez toi :-)
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