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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Delphine de Vigan - Les enfants sont rois

Plus je lis Delphine de Vigan, plus je l'apprécie, plus j'ai envie de la lire. Et j'aime tellement ce sentiment d'avoir dans ma réserve des livres d'auteur.e.s que je n'ai pas encore lus. C'est une satisfaction du même ordre que celle de l'amateur de bons vins qui garde des grands crus dans sa cave. Ce n'est sans doute pas pour rien que les grand.e.s lect.rice.eurs sont aussi souvent des grand.e.s amat.rice.eurs de vins. Ou de chocolat quand l'enfance est toujours à portée de synapse. 

Les enfants sont rois, qui fait partie de la rentrée littéraire 2021, et dont la thématique est justement l'enfance, m'a été offert par ma fille de cinq ans et demi pour mon anniversaire fin octobre. Certes, je l'ai un peu orientée dans ses choix mais le hasard a quand même eu la part du lion. Un livre sur l'enfance offert par un enfant à un autre enfant emprisonné dans un corps d'adulte, c'est ce que j'appelle un contexte favorable, voire même un appel! Et je n'ai pas été déçu.

Mélanie Claux est une jeune fille de La-Roche-sur-Yon, qui a grandi dans une famille vieille France où il est acquis que ce que les femmes peuvent espérer de mieux, c'est de trouver un mari. Laborieuse, elle réussit malgré tout dans ses études, malgré la désapprobation régulière de sa mère dans ses choix, une mère qui la dévalorise à peu près systématiquement quoi qu'elle fasse, surtout quand elle décide de prendre ses distances et de s'installer à Paris, ce qu'elle prendra pour une forme de désaveu familial, de snobisme. Dès lors, elle lui préfèrera sa soeur et le lui fera toujours sentir. Mélanie se construit bon an mal an autour de ce vide fondateur, en passant énormément de temps devant l'écran de télévision, et tout particulièrement devant les émissions de télé-réalité qui lui offrent la perspective d'une reconnaissance rapide et compensatoire. Studieuse, bien élevée, mais n'ayant jamais vécu de rencontre amoureuse, elle tente un jour l'aventure d'un casting et est retenue, malgré sa retenue qui déroge au principe fondateur d'exhibitionnisme de ce genre d'émission dont la devise est "Un bon candidat vous séduit ou vous énerve, s'il vous emmerde, laissez tomber". Ce qu'elle ignore, c'est que la décision de la retenir a été faite parce qu'à vingt-six ans, elle est toujours vierge. Eliminée dès le premier tour, parce qu'elle ne fait pas le poids face aux deux autres candidates qui ont tout misé sur le sex-appeal et la vulgarité, elle retombe illico dans l'anonymat dont elle espérait se soustraire.

Clara Roussel est une autre jeune fille qui grandit à Bagneux, au sein d'une famille intellectuelle qui fait de la rébellion contre le système et l'autorité une valeur étalon. Après des études de droit suivies sans effort particulier - la jeune fille a des facilités d'apprentissage - elle décide à la surprise de ses parents (au souffle coupé plutôt) de passer le concours de police qu'elle réussit au premier essai. Pour fêter ça, son oncle lui chante Hexagone, tandis que le reste de la famille est déguisé en flics. Dit autrement, la bienveillance règne, son choix est respecté même s'il ne sera jamais compris.

Quelques années plus tard, Mélanie s'est mariée avec un informaticien, avec qui elle a deux enfants (Sammy l'aîné, et Kimmy la cadette). Ayant compris très tôt les rouages des réseaux sociaux et de l'émotionnel, elle va très vite mettre en scène ses enfants pour collecter des likes et combler de cette manière son gouffre d'estime de soi. Des réseaux sociaux, elle passe sur YouTube et crée sa chaîne familiale, Happy Récré, dans le sillage des chaînes parentales américaines dont elle reprend la ligne éditoriale et les codes: ouverture de cadeaux où la spontanéité des enfants est feinte, préparation de recettes "délicieuses" qui sont une ode à la malbouffe, couleurs et cadeaux genrés, défis de type yes-day (où les parents doivent dire oui à toutes les demandes de leurs enfants), avec effets visuels caricaturaux du monde de Disney (étoiles, paillettes...), gimmicks de langage (chéris, bisous-étoiles...) et émoticônes à n'en plus finir. La chaîne de Mélanie connaît un succès phénoménal, devient la première en France aves ses millions d'abonnés, le mari quitte son travail pour s'investir à fond dans ce projet qui leur rapporte des millions, leur maison devient un studio et les enfants sont soumis à un rythme infernal de travail au prétexte qu'il faut occuper le terrain.

Mais un jour, grain de sable dans les rouages. Kimmy disparaît lors d'une partie de cache-cache. S'ensuit alors une enquête policière à laquelle Clara Roussel prend part. Le monde de Mélanie s'écroule. Et l'enquête va être le fil conducteur de l'analyse sociologique de l'auteur.

Les enfants sont rois est un roman social et d'anticipation contemporain que je trouve tout à fait réussi. Dès les premières pages, j'ai été complètement absorbé par l'histoire. Je ne sais pas si on peut qualifier ce livre de page-turner dans l'absolu, mais dans mon cas, c'est ce qu'il s'est passé. Ce que j'apprécie particulièrement avec Delphine de Vigan, c'est la finesse avec laquelle elle est capable d'aborder la psychologie de ses personnages et des situations. Tout sonne juste, tout est documenté, tout est crédible. Et de mon point de vue, c'est la marque d'un.e grand.e écrivain.e. L'histoire du livre est un prétexte pour raconter l'incursion de la télé-réalité en France, décrire l'impact que ce type de programmes ont eu dans la société, montrer comment ces émissions ont préparé le grand public à la mise en scène perpétuelle de la vie de chacun sur les réseaux sociaux, comment l'émotionnel est devenu le levier principal dans le choix des contenus éditoriaux et comment les directeurs de programmes ont cédé à l'appel des sirènes de la dopamine. Il y a du Zola dans la description de cet écosystème de la gratification immédiate, avec ses followers, ses haters, ses analystes, ses grandes marques sponsors préoccupées avant tout par les chiffres des ventes, ses parents qui découvrent avec consternation que leurs jeunes enfants connaissent ces chaînes par coeur, et même ses politiciens qui en font un argument électoral.

C'est avec une certaine admiration que je vois Delphine de Vigan passer avec autant de facilité du registre tout en douceur de la fin de vie décrit dans Les gratitudes à la virtuosité de ce livre que je ne peux que chaudement recommander. Peut-être a-t-elle une chaîne à laquelle je pourrais m'abonner, ou un profil Facebook que je pourrais liker, pour marquer d'un petit coeur rouge chacune de ses publications. Après avoir lu Les enfants sont rois, ce n'est pas l'envie qui me manque!

Delphine de Vigan - Les enfants sont rois
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