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TélescoPages

Un espace dédié à la musique, à la littérature, à la science, à la conscience, et au-delà

Guillaume Pitron - L'enfer numérique - Voyage au bout d'un like

Dans son dernier livré intitulé L'enfer numérique, le journaliste Guillaume Pitron part d'un acte quotidien et en apparence très simple - le fait de liker un contenu - pour explorer les couches technologiques et la chaîne matérielle qui rendent cette action possible. Cela me rappelle un exercice de méditation en pleine conscience. Il s'agit, avant de commencer un repas, de prendre conscience de l'ensemble de réalisations et de travail nécessaires pour aboutir à ce que ce repas existe. Ainsi cette salade qui a pris quelques semaines à pousser grâce à la terre, l'eau, le soleil et le travail de l'agricult.rice.eur, des engrais et des machines qu'il a fallu fabriquer grâce à des siècles de science et d'ingénierie qui ont vu se succéder des générations de chercheur.se.s. Même chose pour les couverts, la table, les boissons. Vous l'aurez compris, cet exercice nous fait réaliser à quel point un simple repas est tellement plus que ce qu'il semble être et qu'il est l'aboutissement d'une infinité de facteurs matériels et immatériels. Et de fait, cette prise de conscience aboutit en principe à une gratitude envers la terre nourricière, envers la sueur des humains, et chaque bouchée porte en elle la saveur décuplée de tout ce qui lui a permis d'exister de sorte qu'il est nécessaire de prendre beaucoup plus de temps pour l'apprécier pleinement.

Lorsque l'on fait un exercice équivalent pour les nouvelles technologies, et cela porte un nom - le calcul du MIPS ou Material Input per Service unit (intrants matériels par unité de service) - la prise de conscience qui s'ensuit est un mélange de gratitude et de peur. De la gratitude envers ce cloud, ces datacenters, ces intelligences artificielles, ces câbles de fibre optique transocéaniques, cette 5G, ces mineurs chinois et ces géants du numérique (les GAFAM mais aussi Netflix) grâce à qui nous pouvons poster des vidéos de chat, des selfies avec oreilles de lapin, écouter les échanges passionnants entre candidats de télé-réalité, s'entretuer dans des jeux de guerre en ligne entre joueurs du monde entier sans décalage, regarder des séries en 4K pour occuper nos confinements, et nous réinformer sur les dangers de la vaccination et l'imposture du réchauffement climatique d'origine humaine. Gratitude pour ces technologies qui participent à l'édification humaine. De la peur aussi. Plus sérieusement, parce que la dématérialisation n'est que de surface. Son impact est au contraire très matériel et profond. Le MIPS d'un smartphone de 150 grammes est d'environ 180 kg de matière première et aux alentours de mille litres d'eau, et c'est sans parler des puces électroniques qui nécessitent 32 kg de matière première pour un produit fini de deux grammes. De la peur toujours parce que la consommation d'Internet a un impact sur la production de CO2 (4% de la production totale), d'éléctricité (10% de la consommation mondiale) mais surtout sur de gaz fluorés qui contribuent à l'accélération du réchauffement climatique. De la peur enfin parce qu'il est désormais possible de profiler très précisément chaque individu par son utilisation du réseau, même à partir de données anonymisées.

Guillaume Pitron explore donc l'enfer du décor de ces technologies qui se rendent de plus en plus indispensables dans nos vies et dans nos sociétés. Cette débauche de moyens matériels et énergétiques ne se voit pas la plupart du temps, selon la logique du NIMB (Not In My Backyard, pas dans mon jardin). Les mines ultra-polluantes sont en Chine, les datacenters cachés dans des immeubles, à l'écart des villes ou enfouis dans le sol. Et les smartphones silencieux au design inspiré du zen laissent penser que le minimalisme de surface équivaut à une technologie propre. La réalité de terrain est que la soixantaine d'éléments chimiques présents dans les smartphones, tablettes et ordinateurs, viennent du sol, qu'il faut donc creuser jusqu'à défigurer des forêts entières, faire exploser des collines, empoisonner des rivières, des nappes phréatiques, délocaliser les habitants des zones minières devenues inhabitables quitte à ce qu'ils vivent des épidémies de cancer. Et consommer des quantités phénoménales d'eau pour purifier les éléments chimiques, pour refroidir les datacenters installés dans les zones arides. Enfin, l'écrasante majorité de ce qui est produit a une durée de vie de cinq ans maximum est n'est pas recyclable.

La technologie a rendu les hommes dépendants d'elle, accros à la dopamine et le cerveau réclame des doses toujours plus fortes. Mais la technologie dépend de la Terre. "Il y a un impensé dans les innovations, c'est le contexte matériel dans lequel elles vont s'inscrire". Irons-nous jusqu'à l'épuisement des ressources ? La narcodépendance aux nouvelles technologies savamment entretenue par les géants industriels amène à un cercle vicieux mortifère. Comme le résume magistralement un employé d'OVH: "Les utilisateurs se moquent de la façon dont le Web fonctionne. Ce sont des enfants pourris-gâtés qui attendent qu'Internet tourne toujours plus vite. Et au bout du compte, tout le monde se retrouve prisonnier de cette logique." Si nous, les utilisateurs, étions capables d'attendre ne serait-ce qu'une seule seconde de plus lors de l'affichage des pages Web, la "géographie de l'urgence" des datacenters en serait complètement modifiée. "Ce qui coûte, écologiquement, c'est d'avoir accès à tout, tout le temps, tout de suite." Quitte à ce que ces accès soient utilisés pour poster une vidéo de chat dupliquée dans dix datacenters differents pour assurer la sacro-sainte continuité de service. Et c'est sans parler des effets rebond, car même lorsqu'il y a un progrès technologique qui permet une optimisation énergétique, il "précède la révolution des usages" ce qui fait que "tout discours liant la résilience de la vie sur Terre à la performance des outils digitaux relève de la mystification, de la fable".

L'existence de la 5G, qui n'est pourtant plus tellement intéressante pour l'usage domestique, montre que le chant des sirènes technologiques est implacable. Désormais, l'enjeu est d'ordre militaire et géopolitique. La course folle à plus de débit et de puissance est devenue une affaire de domination mondiale, et les contingences écologiques ne sont toujours pas la priorité de nos dirigeants. Tant qu'il y aura des ressources et que le réchauffement climatique laissera l'atmosphère vivable, les gouvernants préféreront la surenchère, l'accélération face à un mur, tout en sachant d'ores et déjà que la Chine sortira gagnante de ces duels, puisque c'est elle qui dispose dans ses sols de l'écrasante majorité des ressources.

Comme pour La guerre des métaux raresGuillaume Pitron va au fond des choses, et sans tirer le signal d'alarme lui-même, il nous informe de l'impact colossal des technologies de l'information, aidé en cela par un groupe d'étudiants de Sciences-Po, de HEC et du CFJ. Le lecteur, arrivé à la fin du livre, est libre de faire de ces informations ce qu'il en voudra. Mais, lorsque la pollution aura rejoint son jardin, il ne pourra pas dire qu'il ne savait pas.

Guillaume Pitron - L'enfer numérique - Voyage au bout d'un like
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